
Tendre voisine




La lâcheté
J’emménageai enfin. Je n’aurais jamais cru que trouver son premier appartement eut été un tel chemin de croix. La loi du marché et surtout l’atrophie de mon compte en banque m’avaient très vite fait renoncer à mes rêves de garage, de grande chambre, de cuisine américaine et autre luxe superflu.
Je me retrouvai donc dans un coquet studio, sans meuble, sans lit et avec vue sur… l’immeuble d’en face. Je ne connaissais bien sûr encore personne dans l’immeuble. Sur mon palier au troisième étage se trouvaient cinq autres appartements et par conséquent cinq noms sur les portes, cinq voisins en puissance et autant de familles potentielles. Un léger stress m’envahit. On ne choisit pas sa famille disait un grand écrivain grecque, il avait oublié d’ajouter : on ne choisit pas non plus ses voisins. Cette soudaine pensée me refila ce trac qu’ont les acteurs avant d’entrer en scène. Cependant je n’imaginais pas une seconde qu’en ce jour d’emménagement, j’aurais mieux fait non pas de me casser une jambe, mais bien de me tirer une balle.
Quatre de mes voisins semblaient mener une vie normale avec des mœurs normales dans une vision sage de la morale et de la civilité. Ni plus, ni moins. De ce côté là, je n’eus donc ni déception, ni enthousiasme excessif. Mais il était un endroit où la frontière entre la singularité et la caricature se faisait infime, où l’hallucinant et le dantesque fusionnaient. Cet endroit commençait là où mon paillasson s’arrêtait. A 10 cm de cette porte où je lus ce nom pour la première fois en toute innocence : Mme Borret.
Ma première rencontre avec Mme Borret aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Je la rencontrai dans l’ascenseur.
- Vous êtes le nouveau locataire ! s’exclama t-elle en me dévisageant comme un paysan regarde un bœuf avant d’en proposer un prix à son vendeur.
- Oui, je suis arrivé hier, m’empressai-je de dire timidement.
- Les propriétaires et les locataires ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Vous savez, moi je suis propriétaire depuis le début et avant même.
J’ignorais qu’il existât un avant début. Je la laissai continuer son laïus apparemment bien rodé.
- J’ai acheté sur plan en 1975. L’immeuble n’était pas encore construit. Enfin quand je dis j’ai acheté, je veux dire nous avons acheté, avec mon mari. Le pauvre est mort il y a 5 ans.
Je pris une mine compatissante que je n’arrivai pourtant pas à rendre naturelle. Elle dut s’en apercevoir car un rictus d’indignation lui déforma la bouche, ce qui ne l’empêcha pas de poursuivre.
- J’en ai vu des gens défiler dans ce studio. Et j’ai bien connu les propriétaires. Des gens très bien. Puis ils sont partis et là ça c’est gâté. Il y a eu un couple qui n’arrêtait pas de hurler, puis une jeune étudiante qui faisait tout le temps la fête et le pompon, c’était le dernier locataire ! Il n’arrêtait pas de claquer la porte et il fumait en plus des trucs pas très catholiques. De la drogue quoi. Ça sentait dans tout l’escalier. J’ai dû appeler les flics !
L’espace d’un instant je me demandai si elle cherchait à m’effrayer, me menacer ou si tout simplement elle ne se rendait pas compte de l’inopportunité de ce discours de bienvenue. Quoiqu’il en soit j’étais prévenu. Mais la réalité dépassa tout ce que j’aurais pu imaginer, même dans mes pires cauchemars.
Avec toute ma naïveté de nouvel arrivant, je redoublai d’attention, de politesse voire de flagornerie, auprès de mes voisins et plus spécialement de Mme Borret que je voulais rassurer sur mes bonnes manières.
Je travaillais à cette époque dans une société de charcuterie italienne qui nous fournissait de temps à autre des échantillons. Je me fis une joie d’en proposer quelques-uns à ma voisine pour établir les premiers liens de convivialité. Je sonnais donc chez elle.
Un œil glauque m’épia à travers le judas. Puis, au bout de cinq bonnes minutes, un concert de cliquetis m’avertit que j’avais été reçu au test physionomiste. Restait à passer le test comportemental coefficient 2 dans le barème final.
Gardant toute ma contenance, je lui expliquai l’objet de ma visite et lui tendis triomphalement mes assiettes de jambon de parme, de pancetta et autre anti-pasti raffiné. Elle me répondit sur un ton écœuré et méprisant qu’en aucune manière elle ne goûterait à un atome de ces cochons sous cellophane, que dans l’avenir je pouvais m’abstenir de la déranger pour si peu.
Je restai là, bouche bée, pendant deux bonnes minutes après que la porte se soit refermée et qu’on ait entendu les 200 verrous s’enclencher les uns après les autres.
Je ne désespérais pourtant pas de trouver un terrain d‘entente avec cette résidante pour le moins… spéciale. Il me fallait simplement un peu de temps.
En vérité, le temps ne joua pas en ma faveur.
Toujours dans un esprit de bon voisinage et pour lui prouver l’attention que j‘avais portée à ses remarques, je prenais grand soin de ne pas claquer ma porte. Après quelques essais infructueux, je parvins à trouver une technique qui consistait à amortir le retour du pêne dans la gâche en jouant avec la résistance de la clef. J’aurais mis au défi quiconque d’entendre le moindre cliquètement s’échapper de ma porte. Ma trouvaille faisait merveille. Je sortais de chez moi dans le plus grand anonymat. Seulement, comme dans toutes les trouvailles de génie, il y a forcément une faille, imperceptible, mineure certes mais bien réelle. Ma faille à moi, mon grain de sable, ce fut ma fenêtre.
En effet, le printemps déjà nous écrasait de sa chaleur lourde. Mon appartement se transformait en fournaise ce qui m’obligeait à laisser la petite fenêtre de la cuisine ouverte presque en permanence. Cela générait un tel courant d’air que la porte à peine ouverte se trouvait littéralement aspirée pour se refermer avec fracas.
La première fois que je me fis surprendre, le bruit résonna dans tout l’immeuble. Et bien entendu, la voisine n’attendait que ce petit faux pas comme prétexte pour me sermonner pendant une plombe. Le vacarme lui avait foulé un tympan, déréglé sa télé et voilé les gonds de sa porte blindée.
Il m’arriva par la suite (et j’en ai un peu honte) de laisser de temps à autre ma porte se refermer avec violence en m’imaginant la tête de ma voisine, son tympan déboîté, son chignon défait et sa télé passant de la roue de la fortune à Arte.
C’est étrangement grâce à cette porte qu’un événement assez singulier me laissa pourtant espérer les prémisses du début d’un commencement d’un rapprochement entre nous.
Ce jour là, je devais aller faire une soixantaine de kilomètres en vélo dans les monts du lyonnais. Accoutré de ma tenue de cycliste, je m’apprêtai à descendre à la cave chercher mon vélo. Je franchis donc ma porte et tout en la tirant vers moi, il me sembla soudain que j’oubliai quelque chose. Quelque chose de très important, presque vital.
J’oubliai un geste routinier, un geste quotidien… mais lequel ? Cette longue réflexion n’avait en réalité durée qu’un dixième de seconde ; tout juste le temps que mit la porte pour se refermer dans un bruit sourd.
Les clés !
Evidemment, j’avais laissé les clés sur la porte à l’intérieur. Je savais qu’un jour j’allais me faire avoir par ce système crétin. On était ce jour là.
Je me retrouvai devant ma porte, déguisé en coureur, ne sachant que faire pour récupérer mes clés. La décision me coûta énormément, mais je n’avais pas le choix. Je décidai de sonner chez la mère Borret espérant de sa part je ne sais quel bon conseil tout en redoutant de me faire rabrouer.
Quelle ne fut pas ma surprise de voir une femme m’accueillir avec le sourire ou tout du moins une grimace de bienveillance. Je me rendis compte que je ne l’avais encore pas bien observée. Je n’avais pas remarqué ses yeux de marmotte astigmate, son nez de fouine enrhumée, son visage affaissé et son air de porter sa vie comme un fardeau.
De même que je n’avais pas contemplé son ensemble Gautier. Le navigateur, pas le couturier. Elle portait une sorte de tunique oscillant entre le ciré des marins et le tissu des voiles. Elle me reçut toutefois avec courtoisie, comprit mon embarras et m’invita à rentrer pour analyser sereinement la situation.
Elle me proposa immédiatement de passer par son balcon pour rejoindre le mien et entrer par la porte-fenêtre. Je refusai cordialement pour deux raisons. D’une part, j’étais persuadé de ne pas avoir laissé ma porte fenêtre ouverte, d’autre part, nous étions au troisième étage et pour passer d’un balcon à l’autre, il fallait obligatoirement se retrouver à un moment donné suspendu dans le vide avec pour simple point d’accroche la rambarde du balcon.
En fait, je soupçonnai dans cette proposition quelque idée sournoise, quelque mauvais plan prémédité. Elle se serait assurément réjouie de voir mon corps s’étaler comme une galette trois étages plus bas.
Finalement elle me proposa ses outils pour que je puisse démonter ma poignée et ainsi facilement crocheter la serrure. L’opération dura 5 minutes. Je la remerciai abondamment. Elle rangea ses outils en m’expliquant la provenance de chacun. Je l’écoutai avec d’autant plus de patience que j’étais soulagé de ne pas avoir eu à faire appel à un serrurier. Visiblement, un léger courant passait. Du 110 volts pour l’instant, mais je ne désespérais pas le transformer en 220.
Pure utopie.
Pas plus tard que le lendemain, nous nous retrouvâmes réunis dans l’ascenseur pour descendre au rez-de-chaussée. J’en profitai pour scruter les quelques détails de son physique qui m’avaient échappés lors de notre dernière rencontre. Elle ressemblait à ces vieilles pies qui guettent en permanence vos moindres gestes de telle sorte que vous avez l’impression de faire des gaffes à chaque instant.
Elle dégageait une telle tristesse, une telle lassitude, une telle négation du bonheur que sans une force morale hors du commun, vous vous seriez ouvert les veines dans la seconde en signe de solidarité. Tout en elle empestait l’arrogance et l’ignominie, la condescendance et la cruauté.
Chacun regardait son mur. Un long silence embarrassant s’installa jusqu’à ce que nous fussions sortis. C’est seulement à la porte de l’immeuble qu’elle m’apostropha en m’expliquant qu’elle ne m’avait pas reconnu. Il est vrai que j’étais en civil. Elle avait dû garder de moi l’image du cycliste en pensant que je dormais peut-être avec ma tenue et mon casque et que c’est dans cet accoutrement que j’allais travailler. J’avais comme l’intime conviction qu’elle se foutait de ma gueule.
D’un coup, elle me déblatéra plus d’inepties que je ne pourrais jamais en dire dans toute ma vie même avec de l’entraînement. Tout y passa. Le quartier, les voisins, les réunions des copropriétaires, l’entretien des espaces verts. Tout. Elle critiquait tout. Rien ne trouvait grâce à ses yeux. Le monde allait droit dans le mur. Le monde pour elle signifiait l’immeuble car elle n’avait jamais rien connu d’autre. Il fallait faire une pétition contre les cons. J’approuvai. Peut-être y avait-il là un moyen de me débarrasser d’elle.
Puis les jours suivants, tout empira. J’en arrivais à vénérer le week-end lorsque je m’absentais pendant 2 jours de ce lieu maléfique. Le lendemain d’un de ces week-ends d’oxygénation je rencontrai ma mégère devinez où ? Dans l’ascenseur. Alors que la porte allait se refermer, je la vis bondir comme un crapaud pour s’agripper à la poignée dans un mouvement désespéré mais efficace et s’engouffrer dans l’espace exigu de la cabine.
Elle ricana bêtement puis prit un air sombre et froid.
-Vous avez fait du bruit ce week-end ! s’exclama t’elle.
Les bras m’en tombèrent. Je n’avais pas été là de tout le week-end. J’avoue ma lâcheté, je n’eus pas la force de rétorquer. Par contre j’hésitai à faire le salut à la Zidane. Le coup de boule me démangea mais je n’osai pas. Et pourtant, c’eût été un grand soulagement.
Un autre jour, au cours d’une conversation je constatai qu'elle savait tout de mes allées et venues. Elle m’observait, elle me traquait. Elle m’avait vu rentrer tard la veille, recevoir des amis quelques jours plus tôt, passer par les garages la semaine d’avant. Elle était un condensé de Big Brother et du Loft réunis et semblait avoir installé des caméras partout. Je la soupçonnai même d’avoir à plusieurs reprises récupéré du courrier débordant de ma boîte aux lettres, l’avoir lu puis reposé.
Deux semaines s’étaient écoulées sans qu’aucun événement notable ne vienne perturber la sérénité naissante. Deux semaines sans la voir et je me sentais revivre. Cette dolce vita ne dura malheureusement pas plus longtemps.
La rombière écoutait depuis quelques jours la télé à fond. A tel point que je pouvais suivre un programme sans avoir à allumer mon poste. Elle le faisait exprès, j’en étais quasiment certain. Mais ce n’était pas sa télé qui me gênait, c’était elle.
Puis il y eu cette goutte d’eau qui fit déborder le vase.
Je prenais de plus en plus l’escalier pour entretenir mon physique de sportif et surtout pour éviter la folle de l’ascenseur. C’est sur le palier que la sorcière m’attendait ce matin là. Elle avait guetté patiemment sa proie tapie dans un recoin de la cage d’escalier.
Elle m’agressa avant même que je n'ai eu le temps de l’apercevoir. Elle venait m’accuser d’avoir fendu la vitre qui séparait nos deux balcons à cause de skis que j’aurais fait reposer dessus. Cette vitre, avait toujours été fendue et elle le savait pertinemment. Et de me bassiner que les propriétaires payaient toujours pour les autres, que ça ne pouvait pas durer et que… Une envie naquit en moi. Un sentiment que je n’avais encore jamais ressenti jusqu’à ce jour. Quelque chose d’inconscient qui remontait à la surface comme un cadavre putréfié émerge après quelques jours.
J’eus une envie de meurtre. L’envie de lui écraser la tête contre cette vitre pour qu‘enfin son accusation soit justifiée. L’envie de couper les câbles de l’ascenseur pour la voir en lévitation pendant trois étage avant de s’écraser mollement sur la moquette rase de l’appareil disloqué. Oui, je le reconnais. Tout cela m’avait traversé l’esprit. Seulement l’espace d’un instant c’était horrible, toute une journée, ça devenait terrifiant
Bien entendu, ces envies restèrent sous forme de fantasmes et je me trouvais par conséquent devant un choix à la fois simple et terriblement complexe : c’était elle ou moi. Un des deux devait partir. Incompatibilité d’humeur, harcèlement ou que sais-je encore, les raisons ne manquaient pas. Mais la plaisanterie avait assez durée. Cependant comment déloger cette femme vivant ici depuis 75 ? C’était pire que d’arracher un chêne centenaire. Je ne parle pas au niveau de la morale mais bien de la technique car vous vous retrouvez à lutter contre des racines de 20 mètres de long enfouies profondément dans le sol.
Le combat par trop inégal n’en fut pas vraiment un. Je capitulai avant même d’avoir lancé les premiers assauts. La vieille avait gagné faute de combattant. Elle pouvait sereinement préparer son plan de bataille contre le prochain locataire. Mon grand regret fut de lui laisser cette jouissance de la victoire.
Je vis à présent dans un T1 à quelques centaines de mètres de mon ancien immeuble. Je repense souvent à Mme Borret. Avec le recul, à la fois temporel et géographique, j’arrive plus facilement à analyser la situation. La veuve voulait dès le départ établir un rapport de force. Elle était la vache qui regarde passer le train. Et dans le train voyageaient tous les locataires du studio où j’étais moi aussi passé.
En regardant un bovidé de plus près, vous vous apercevrez que tout en ruminant d’un air indifférent, il a dans l’œil cette étincelle ironique, ce cil narquois, cet iris railleur. Il se dit que le train passe et que lui reste. Que s’il peut en plus profiter de ce court instant pour narguer ces pauvres gens en leur bavant à la face, il aura mis un peu de piment dans sa vie triste et monotone. Oui, assurément ma tendre voisine était cette vache là.
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