campagne

La terre et l'étain

un sens à la vie sculpté dans la pierre
un sens à la vie sculpté dans la pierre
un sens à la vie sculpté dans la pierre
un sens à la vie sculpté dans la pierre

La modestie

Je viens de finir un bouquin qui a eu le Goncourt. Je l’ai lu en entier ! Et en plus je l’ai acheté. Et oui c’était moi. Généralement des prix Goncourt, ils en vendent trois. Et bien moi j’en ai acheté un. Les deux autres acquéreurs étant la sœur et la mère de l’auteur. Mais elles, elles ont eu une remise alors que moi je l’ai acheté au prix fort.

J’aime bien les Goncourt, ce sont de gros bouquins qui permettent de caller les meubles. En fait je pense que pour ce genre d’ouvrage l’aspect pratique est bien plus important que l’aspect littéraire. Parce qu’au niveau intérêt, ça frise l’infime, le nano-passionnant ; c’est aussi nul qu’un film sud coréen sur arte sous titré en finnois, mais comme je le disais, c’est fonctionnel, ça calle bien les meubles.
J’ai un Goncourt pour l’étagère de ma chambre et un Medicis pour bloquer ma table de salon. Le Renaudot, lui il sert de support à bougie. La couverture est plus rigide.

Ça vous dit quelque chose « Ingrid Caven » Prix Goncourt en 2000 ? Le bouquin de Jean-Jacques Schuhl ! Allez je vous rafraîchis la mémoire :

« Les guerres font de ces trucs : au début, il y a le bon et le méchant et à la fin la confusion est à son comble, tout se mélange. "

Elle est pas magnifique cette phrase ? Et là de me demander si j’aurais pu l’écrire, moi. Ben je pense oui. J’aurais même pu faire mieux.
En toute modestie.
Alors les défenseurs vous diront que cette phrase est arrachée de son contexte, et que… d’accord, d’accord. Alors voyons plus loin dans le livre en prenant une phrase qui n’a pas de contexte :

« Ce sont des voix qui restent en dernier, tout comme c’est la voix souvent qui, comme un parfum, précède et annonce l’entrée physique de quelqu’un dans votre vie. »

Il se fout de nous là non ? On lui a vraiment donné le Goncourt ? Mais c’est quoi le Goncourt ? C’est le prix « faute de mieux » ? Le prix du « faut bien le donner à quelqu’un alors lui où un autre » ?
Non parce que si on y regarde d’un peu plus près, c’est affligeant. Et pas besoin d’aller bien loin dans le bouquin, prenons par exemple, les premières phrases.
Généralement les auteurs passent trois mois sur ces phrases. Celles qui sont censées attirer l’attention, donner le ton du bouquin. Rien qu’en lisant les deux premières phrases, on doit voir tout de suite l’ambiance, l’univers du livre, les tripes de l’auteur et parfois la rate lorsque celui-ci est plus introverti. Et bien les premières phrases j’ose à peine vous les donner sous peine de risquer un procès pour diffamation.
Mais je n’invente rien pourtant ! Allez, tant pis, les voici :

« Nuit de Noël 1943, du côté de la mer du Nord. La main de la petite fille caresse distraitement le pompon de fourrure blanche à la boutonnière de son manteau en lapin de Sibérie. »

Ouais…

C’est un documentaire animalier apparemment. Certes il dénonce l’exploitation de la fourrure, c’est louable, mais est-ce que ça vaut le Goncourt ? Il suffit d’acheter Chasse et pêche pour avoir un reportage sur les lapins de Sibérie.

D’ailleurs c’est marrant, je viens juste de commencer à écrire un roman qui débute par cette phrase :

« Une journée de juillet 1998, du côté de St Hilaire Cusson La Valmitte. Le pied de Gérard frôle son pantalon en poil de Yack de Mongolie. » Alors je l’ai mon Goncourt ? Non on ne veut pas me le donner ! C’est trop injuste. C’est magouille et compagnie.

En fait, je crois avoir compris. Pour viser le Goncourt, il faut respecter certaines normes, certains dogmes. C’est comme un mauvais film américain, il faut suivre une recette et bien mettre tous les ingrédients au bon endroit, à doses plus ou moins modérées.

Alors je vais jouer le jeu. Je vais faire un petit plat en suivant la recette. Je vous propose de concocter sous vos yeux ébaubis, un roman gouleyant qui décrochera le Goncourt.
Un roman, ça risque d’être un peu long, alors disons une page. Voilà, le défi est encore plus grand.
Je vais rédiger une page aux petits oignons qui aurait toutes les caractéristiques techniques pour décrocher le prix suprême.
Finalement, n’est-il pas plus pertinent de mitonner une page intéressante plutôt que 620 chiantes et indigestes. Mais compliquons encore la chose.
Le challenge sera de faire une page appétissante sur un sujet chiant. Ce serait encore plus dans l’esprit du Goncourt. Pour cela, il me faudra les ingrédients suivants : des phrases chocs et relevées, des phrases un peu philosophiques et acidulées, puis des phrases amères qui ne veulent rien dire du tout.

Ne pas perdre de vue toutefois un élément primordial dans ce milieu : le cuistot est aussi important que la recette. Il me faut donc un nom, un passé, un CV tragique.
Je dois avoir souffert ou provenir d’une famille qui ne veut plus souffrir. Je suis le petit fils d’un bagnard de Guyane. Ça c’est bien pour susciter la compassion et pour ajouter un côté exotique à la recette.

Après ces préparatifs, il est maintenant possible de commencer la grande cuisine. Voici un avant goût du futur Goncourt :

Dans ses mains l’outil avait une âme. Il venait griffer l’étain dans une plainte laborieuse, mais le cri était beau, la souffrance transcendante, le résultat magnifique. Une douce torture pour l’étain car finalement le bourreau était tendre.

Paul pouvait se targuer d’être le tout dernier graveur sur plaque d’étain. Il faisait valser ciseaux, burins et autres outils comme personne. Forcément, il n’y avait personne d’autre. Mais eût-il existé des milliers d’ouvriers comme lui qu’il en eût assurément été le meilleur représentant. Il aimait ses outils et ils lui rendaient bien. Ils n’avaient aucune honte à lui montrer leurs dents qui portaient encore dans leurs interstices les morceaux arrachés à leur repas. Un appétit d’ogre ses outils ; jamais rassasiés.

Ça y est, on le tient notre sujet sans intérêt et sans saveur. On ajoute un filet de métaphore, bon début. Un zest de subjonctif plus que parfait, c’est magnifique. Et la cerise sur le gâteau un point virgule. Personne n’a jamais compris à quoi ça pouvait servir un point virgule. Alors l’utiliser vous rend admirable, presque intouchable. On vous prend pour un dieu : celui qui sait utiliser le point virgule ; ça vous relève une phrase tout autant que trois tour de moulin à poivre.

Par contre Paul c’est trop franchouillard. Il faut un nom plus du terroir. Tiens on va prendre John Edward. Et une région qui fait rêver : le Colorado. C’est bien le Colorado. Dans un endroit comme ça, il est plus facile de caser des phrases philosophiques. Je continue :

Un jour, alors que le soleil commençait à décliner à l’horizon sur les plaines arides du Colorado plongeant l’atelier de John Edward dans une douce lumière mordorée aux éclats flamboyant, une dame entra. Elle était belle comme une étoile. Cette fameuse étoile qui brille plus que les autres au sommet de Pégase. John, de toute évidence, connaissait bien cette jeune femme à l’allure distinguée. La discussion commença très chaleureusement puis l’atmosphère se crispa. A voir le visage déconfit de la belle inconnue, la conversation devenait sérieuse, grave même. Les murs couverts de poussière de l’atelier firent résonner ces mots de John Edward qui transpercèrent le coeur de la dame. « Je vois un avenir entre nous mais je ne vois pas de présent. Ou plutôt si, je vois un présent entre nous mais qui n’a pas d’avenir. »

Le ton monta. Un passant qui traversait devant l’atelier n’entendit que cette dernière réplique : « de toute façon sans ton maquillage tu as l’air d’une chips en solde ! » La femme lui mit une gifle qui aurait écrasé n’importe quel moustique même des plus résistants et sortit en claquant la porte.

Ce paragraphe me semble frôler la perfection Goncourienne. Un peu philosophique sans excès, pimenté de phrases dignes d’être étudiées dans les ateliers d’écriture.

John Edward réfléchit longtemps à ce qui venait de se passer. Mais il ne regrettait rien. Il n’oubliait pas ce que son grand-père qui avait vécu le long du Rio Grande lui avait dit un jour : Entre regret et remord, la différence c’est l’échec.

Un triomphe ! Voilà une dernière phrase finement nostalgique qui ne veut pas dire grand-chose. On la comprend sans trop la comprendre. Assurément le prix se rapproche.

Il me reste à trouver un petit paragraphe qui ne veut rien dire du tout mais qui devra donner l’illusion d’un morceau d’anthologie :

John Edward reprit ses outils. Il n’y avait qu’eux qui le comprenaient vraiment. John avait beaucoup souffert dans sa vie. Et ses outils seraient l’exutoire exorcisant de ses plus dures afflictions bien que sa dévotion dans son travail ne soit pas complètement consciente et que les blessures de son enfance soient parfois bien plus profondes que celles qu’il infligeait à ses plaques d’étain. L’homme était comme ça. Il ne changerait pas. Il le savait.

Alors là, c’est le summum de la phrase indigeste suscitant toutefois l’intérêt. On veut se persuader qu’il y a quelque chose de profond là dedans, une sorte de deuxième couche à l’intérieur dont on n’arrive pas à déterminer le goût mais qui vous reste en bouche quelques minutes. C’est une phrase de Goncourt !

Ne reste plus qu’à trouver un titre. Sobre le titre, c’est mieux. Un titre brut de décoffrage qu’il faudra éplucher pour en sortir le fruit : La terre et l’étain. C’est la pointe de sérieux, ce qui donne son fumet de respectabilité au tout. C’est la touche du chef.

Le plat est servi. Il me paraît délectable. Je crois qu’on frôle le chef d’œuvre ; en toute modestie.