
Journal d'un emmerdeur




La vengeance
J’avais passé une mauvaise journée. Une de ces journées qu’il faudrait pouvoir prévoir pour aller directement à celle d’après. Aucune heure, aucune minute sans qu’un événement fâcheux ne vienne me gâcher la vie. On eût dit que le monde entier s’était ligué contre moi.
Tout commença de bon matin lorsqu’un voisin m’interpella violemment. Ma voiture dépassait de 2,5 cm sur sa place de parking. Sacrilège ! Et le voilà vociférant tel un coq qui voit poindre le jour. J’évitai de répondre n’étant pas assez réveillé pour peser mes mots avec précision. Quelques minutes plus tard, j’étais au boulot.
La galère continua. Les clients beuglaient au téléphone les uns après les autres comme un troupeau de vaches folles. Depuis ce matin, c’était décidément la vraie ménagerie. « On n’est pas livré » qu’ils disaient ; j’essayais tant bien que mal de calmer le jeu. Heureusement, 35 heures obligent, je ne travaille que le mercredi matin. L’après-midi je le consacre aux enfants de l’école Jean Zay auxquels je lis des contes. J’allais pouvoir enfin m’aérer l’esprit.
Cependant, même là tout alla de travers. Les enfants furent plus passionnés par le chaton qui se baladait dans la salle que par les cailloux égrenés par le petit Poucet. Qui avait bien pu ramener cette bestiole ici ? Bien que la scène se passât sous les yeux de Mme Perrier l’institutrice, celle-ci ne fit rien pour me sauver la mise. Au contraire, je la soupçonne même d’être à l’initiative de l’intrusion du félidé dans la salle. Devant tant d’indifférence j’écourtai mon intervention et sortis de l’école déprimé, souhaitant vivement que la journée se terminât.
En revenant chez moi, on me klaxonna au feu car je ne démarrais pas assez vite. Je restais pantois devant les gestes obscènes que me fit le conducteur en me doublant.
Il est vrai que ces gens, pris individuellement, ne s’étaient acharnés que sur une seule personne. Mais moi j’avais dû endurer du matin au soir les affres de tous ces frustrés de la vie.
Telle une éponge, j’avais emmagasiné beaucoup de rancœur. Il me fallait bien à un moment la restituer. Je sentais comme un second moi-même s’élever et crier : « Vengeance ! »
Aussi me germa t-il une idée. Une idée terrible, démoniaque. Je décidai de rendre au centuple les humiliations que j’avais subies. J’allais pendant une journée entière être infâme, abject, diabolique. Bref, j’allais faire chier le monde et pas en petit joueur.
Pire qu’un moustique entêté, pire qu’un Goncourt lu en entier sans sauter de pages. Quelque chose de grandiose. On allait pleurer dans les chaumières. Pendant une journée entière. J’en salivais d’avance.
J’ai consigné le récit de cette expérience dans un journal que je vous restitue ici. J’y ajoute quelques conseils si vous voulez aussi vous essayer à l’ignominie.
Cher journal,
ma décision est prise et irrévocable. Je m’en vais me faire détester pendant 24 heures. Je m’en vais me faire haïr. Mais finalement qu’est ce que la haine si ce n’est le degré ultime d’un amour impossible.
8H10 : Je commence ce matin, un mercredi. Le jour n’est pas anodin. Pour pouvoir pourrir la vie d’un maximum de gens dans une seule et même journée, il convient de bien choisir ce jour. Pour moi, le mercredi s’impose, c’est ma journée la plus active.
Je sors de chez moi. Le soleil déjà me caresse de ses rayons tièdes comme pour m’encourager dans mon défi insensé.
8h15 : Pour me faire la main, je décide de commencer doucement avec un nombre restreint de personnes. J’espère qu’en observant les gens, ceux-ci vont me tendre une perche qu’il faudra attraper au vol. A vrai dire, je n’en doute pas un instant, même si cela peut prendre du temps. Un peu par facilité je l’avoue, je me dirige vers les commerçants. La victime la plus aisée est le coiffeur, la quintessence même de la vacuité, du discours pauvre voire fauché, des tirades affligeantes, terrain privilégié pour m’exercer à la raillerie. Ne voulant pas tomber trop bas non plus, je traverse la rue pour aller finalement taquiner la boulangère.
J’entre dans le magasin.
- Bonjour Monsieur, me dit machinalement la boulangère.
- Bonjour réponds-je poliment, je vais vous prendre 2 baguettes.
- Il fait chaud hein ? s’exclame t-elle soudain en allant chercher mes pains.
- Oui, fais-je.
- Je trouve qu’il fait plus chaud qu’hier continue t-elle sans attendre vraiment de réponse.
- Oui, fais-je.
- Il n’y a pas d’air, pleurniche t-elle sur un ton si désespéré qu’on aurait cru qu’elle allait mourir dans la minute.
- Non, fais-je.
Un grand silence glacé mais néanmoins réchauffé par l’air ambiant s’installe avant qu’une habituée ne rentre dans le magasin. Comme un film qu’on repasse, la boulangère s’écrie :
- Ah bonjour Madame Millau, il fait chaud hein !
- Oui répond l’autre, mais je trouve qu’il fait moins chaud qu’hier. Hier c’était… Pffou…
- Ah bon ?! s’étonne la boulangère, Je n’aurais pas cru. On doit s’habituer.
Puis une autre dame rentre.
- Mon dieu qu’il fait chaud !
- Ah oui, c’est ce que je disais à Mme Millau dit la commerçante triomphante.
Je profite de ce moment d’anthologie qui me semble avoir atteint son paroxysme de banalité pour m’exclamer :
- Il paraît que demain il va neiger !
Puis je sors.
J’aperçois en partant les trois femmes qui se regardent comme si elles avaient vu le pape faire un triple salto avec vrille avant de s’écraser la tête la première sur le sol.
Pour un coup d’essai, c’était un bon début tout en restant très « politiquement correct. »
8h30 : Une fois n’est pas coutume, je me rends à mon travail en bus. Il y a là un terrain à explorer lorsqu’on veut trouver des bons clients à exaspérer.
Les gens montent sans même regarder le chauffeur. Ils font machinalement les gestes qu’ils réitèrent tous les jours depuis des années. Le ticket dans la machine, la carte d’abonnement qu’on montre sans vraiment la montrer.
Bien que je ne connaisse le chauffeur ni d’Eve, ni de Mahomet, je l’interpelle soudain : « Salut Paul. T’es au boulot ce matin après la cuite que tu t’es pris hier soir et tous ces mélanges ! Tu sais que c’est dangereux de rouler bourré ! »
Le pauvre chauffeur me regarde avec des yeux de merlan frit ayant aperçu un espadon. Les voyageurs se retournent un à un dans notre direction en nous jetant des regards inquisiteurs. Je décide de mettre fin à toute ambiguïté :
- Non je plaisante. Tu n’as pas fait de mélange, t’as bu que du Whisky. Mais alors, qu’est ce que t’as pu en torcher !
- Mais enfin Monsieur, je n’ai rien bu du tout hier soir.
- C’est te dire ce que tu tenais. Tu ne t’en rappelles même pas ! Tu viens ce soir, on remet ça.
Après cette petite entrée en matière dont je ne suis pas peu fier, je m’installe près d’une dame qui tient sur elle son sac Carrefour. Je lui murmure :
- Ça sent le brûlé, vous ne trouvez pas ?
- Non, articule t-elle faiblement.
- Ah bon. Moi je trouve que ça sent le brûlé. Il paraît qu’hier y a un bus qu’a pris feu. Le 28. L’enquête a montré que les freins avaient trop chauffé. C’est un défaut de fabrication sur tous les bus de la ville il paraît. C’était marqué dans le journal de ce matin. Enfin, il faut pas croire tout ce qu’ils écrivent. Ils en disent pas mal de conneries. Mais bon, le bus il a quand même bien brûlé car j’ai ma voisine qui l’a pris. On l’enterre jeudi.
Soudain mon portable sonne. J’avais demandé à un ami de m’appeler à cette heure sachant que j’allais être dans le bus. Là je raconte ma nuit d’amour de la semaine dernière avec une asiatique, n’omettant aucun détail, même les plus crus, surtout les plus crus.
- Oui, elle m’a fait le sushi renversé. C’était génial. Après, elle m’a appris le rouleau de printemps retourné. Tu te rends compte. Le rouleau de printemps en plein été. Faudra que je te la présente.
On m’entend à l’autre bout du bus. Des voix s’élèvent : « C’est une honte », « On s’en fout. » Ma conversation dura plus d’un quart d’heure. Une belle victoire que ce quart d’heure technologico-erotico-ambulant.
09h00 : Arrivé au boulot, je prends les communications comme à l’accoutumée. Je ne suis pas plus étonné que ça d’entendre la même rengaine : « On n’est pas livré ! »
Pour la première fois sur un ton catégorique je réponds : « Qu’est ce que j’y peux moi, je ne suis pas dans le camion ! Et puis si vous voulez pas attendre la livraison, vous aviez qu’à l’acheter en grande surface votre râteau ! Et puis quand vous le recevrez, vous savez où vous pouvez vous le mettre… » A l’autre bout du fil, on gargote, on s’étrangle, mais aucun mot ne tourbillonne dans les spirales pour venir s‘échapper dans mon combiné. Un nouveau succès. Que de trophées depuis ce matin. S’il avait existé un prix Nobel de la connerie, on me l’aurait décerné avec les honneurs du Jury.
13h30 : Mon rendez-vous de l’après-midi avec les enfants est parfait pour augmenter d’un cran la difficulté de mon ambitieux pari.
Je préviens Mme Perrier l’institutrice que le conte d’aujourd’hui ne fait pas partie des grands classiques. N’y voyant aucun inconvénient, elle rassemble tous les enfants en demi-cercle et un grand silence religieux s’installe. Un gamin câlin trouve refuge sur les genoux de madame Perrier qui, elle aussi, attend le récit avec impatience. L’évènement est solennel car inédit. L’instant crucial car incertain. Le titre : Les trois chatons et la grenouille. D’une voix forte, je commence :
« Il était une fois trois chatons qui se promenaient le long d’une marre. Ils batifolaient joyeusement lorsqu’une grenouille, d’un bond gigantesque, retomba tout près d’eux. Les chatons, très jeunes, n’avaient encore jamais vu de grenouille. Celle-ci les intrigua et ils pensèrent avoir trouvé là un nouveau camarade de jeu. Malheureusement la grenouille avait de mauvaises pensées. Elle leur demanda gentiment :
- Vous voulez jouer avec moi au jeu des paris ?
- Oh oui ! dirent les chatons candides.
J’explique le mot « candide » pour être bien compris des enfants, puis je poursuis :
« La grenouille dit au premier chat :
Il paraît que les chats retombent toujours sur leurs pattes, je te parie que tu n’en es pas capable.
Bien sûr que oui ! dit le chaton tout heureux de montrer ses talents de cascadeur.
Il monta sur l’arbre le plus haut en bordure de la marre, puis sauta dans le vide. Un saut grandiose, magnifique, pattes écartées, moustaches au vent, il allait atterrir en douceur sur ses petits duvets. Seulement il n’avait pas vu qu’il était juste au-dessus de la marre. On entendit un gros Plouf ! Le chaton coula comme une pierre. On ne le revit jamais. »
Un murmure d’indignation s’élève dans la salle. Mme Perrier ne dit rien. Je continue :
« Les deux autres chats n’eurent pas le temps de se rendre compte de ce qui se passait. La grenouille était déjà en train de défier l’un d’eux.
Je te parie que tu n’es pas capable d’aller boire l’eau de la gamelle là-bas près de la cabane.
Bien sûr que oui ! s’écria le chaton surpris d’une telle facilité dans l’accomplissement du défi.
Seulement, arrivé à l’écuelle, il s’aperçut que la cabane était une niche dans laquelle somnolait un gros chien. Un doberman. Le combat fut horrible et inégal. Même avec les poils hérissés, le chat n’effraya en rien le molosse. Un simple coup de patte arracha un œil au chaton, quant au deuxième, il resta planté dans la griffe du chien. Après s’être fait couper un morceau de queue, le chat parvint à s’enfuir en boitant. Aveugle, il rampa jusque dans les bois d’où on ne le revit jamais. »
Mme Perrier commence à changer de couleur. Les enfants grimacent. Je poursuis :
« Ne laissant pas le temps au troisième chat de réaliser ce qui venait de se passer, la grenouille s’exclama :
Je te parie que tu n’es pas capable de traverser la route et revenir en marchant.
-Bien sûr que oui ! s’écria le dernier chat bien trop fier pour ne pas relever le défi.
Après avoir évité avec souplesse deux voitures, il arriva de l’autre côté de la route sans encombre. Lors du retour, aucun véhicule ne l’importuna. Plus que deux mètres. Et c’est alors qu’un camion arriva. Le chaton tourna soudain la tête avant de hurler Miao… splach !!! Les viscères furent propulsés en l’air avec les tripes. Une traînée de sang macula le bitume. La tête roula jusque dans l’herbe. Les autres morceaux du chat démembré s’éparpillèrent un peu partout. La grenouille reçut de plein fouet un bout d’oreille avec une giclée d’hémoglobine. »
Je n’ai pas eu le temps d’expliquer ce mot que l’enfant sur les genoux de Mme Perrier vomit tout son midi. Et je termine ainsi :
« Moralité : à un, deux ou trois, si tu veux être le roi, méfie-toi, car un jour peut-être tu perdras la tête. »
Et me voilà reparti vers de nouvelles aventures.
20H30 : J’attends dans la file de la salle de cinéma. Les écrans indiquent 625 personnes. D’un coup d’un seul, j’ai à portée de main 625 personnes. Lorsque je rentre dans la salle où l’on va passer le Titanic, je ressens déjà la grandeur de cette opération.
Je m’installe au 3ème rang devant tout près de l’allée centrale.
Le film commence. La nouvelle mode maintenant, c’est de manger du pop corn. Tout le monde a apporté son grand gobelet enveloppant la salle d’une odeur tiède de caramel. De mon côté, en bon patriote, je sors mon saucisson et un morceau de camembert qui fait la valise. Un murmure de surprise et de dégoût s’élève trois rangs aux alentours. Je savoure cette première approche encourageante.
Au fur et à mesure que le film avance, je raconte tout haut à mon voisin ce qui va se passer. Je le connais par cœur ce film. Une personne ose : « Chut ! Ne racontez pas la fin quand même! » Puis une autre crie : « Chhhut ! » Alors que je continue, c’est toute la salle qui hurle : « CCCCHHHHUUUTTT ! »
Là je me lève en hurlant comme un enfant à qui on a piqué sa trottinette :
« c’est tout de même pas un drame de raconter ce que tout le monde sait maintenant depuis plus d’un demi-siècle ! Oui, je vous le dis, il va couler à la fin. »
Sur ce, je pars en traversant toute l’allée alors que j’aurais pu sortir par le couloir sans embêter personne. Ma silhouette apparaît un instant sur le pont du Titanic à côté de Leonardo Di Caprio et là je constate pour la première fois que je suis beaucoup plus grand que lui.
C’est un triomphe.
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