Le best-seller

Philippe sursauta à la sonnerie du réveil et manqua de se retrouver au bas du lit, la mâchoire écrasée sur la moquette rase. Il était 7h30 et visiblement Philippe avait mal dormi ou pas assez. Deux possibilités pour un résultat identique : son humeur frôlait l’exécrable.

Comme à son habitude, son premier geste fut d’allumer son ordinateur. En fait, Philippe ne connaissait plus vraiment le stress de la page blanche. Son équipement le contraignait maintenant à affronter l’angoisse du moniteur vide. Cela faisait trois semaines qu’il travaillait sur son nouveau roman. L’inspiration le fuyait ou peut-être fuyait-il l’inspiration. Quoiqu’il en soit son dernier roman ne se composait pour l’instant que de ces deux phrases qu’il venait de réécrire pour la troisième fois : 
Il déposa son sac à dos et fit une pause prolongée. De toute manière, il n’arriverait plus au refuge de Montfort avant la nuit  maintenant.
Et il n’arrêtait pas de tourner et retourner ces phrases dans tous les sens. Elles ne lui convenaient même pas.
Il laissa son esprit vagabonder jusqu’à 9h30, l’heure du courrier. Il tourna les lettres machinalement et il s’arrêta soudain sur une enveloppe portant l’inscription  «Maison d’édition Brossard», son éditeur. Il l’ouvrit et reconnut tout de suite la signature du directeur d’édition Patrice Brossard.
Patrice Brossard était un ami d’école et si Philippe avait pu publier son premier roman dont personne ne voulait, c’était bien grâce à lui. Le succès fut modeste mais honorable. Cette relation d’auteur à éditeur connut par la suite des fortunes diverses. Mais lorsque son ami lui envoyait des lettres comme celle-ci en débutant par Cher Monsieur, cela signifiait qu’il prenait la casquette de l’éditeur furieux et non plus de l’ami attentif. La lettre continuait ainsi :
Je ne vous apprends rien en vous signalant que le marché du livre traverse une passe difficile. Les lecteurs sont de plus en plus rares, de plus en plus méfiants quant aux auteurs français et de moins en moins fidèles à une édition. C’est pourquoi La maison Brossard a décidé de revoir sa stratégie. Nous ne pouvons plus nous permettre de publier des œuvres nombrilistes et sans identité littéraire forte. Les temps ont changé et par conséquent notre ligne éditoriale doit s’y adapter.

Philippe reprit sa respiration. Il voyait dans « œuvres nombrilistes » une forte allusion à ses romans. Il poursuivit sa lecture tout en se mordant la lèvre inférieure.

…vos deux derniers romans ont été de cuisants échecs. La maison Brossard ne peut plus cautionner ce genre de littérature. Cependant notre collaboration remontant à 10 ans, nous souhaitions vous donner une dernière chance. Livrez-nous un roman puissant, original, moderne, vivant, qui puisse concourir pour un prix et nous serons heureux de vous garder parmi nous. Au cas où ce roman ne ferait pas l’unanimité dans nos bureaux, nous vous prierons de vous adresser à un autre éditeur.
La deadline est fixée au 6 avril.
Sincères salutations.

Philippe resta plusieurs minutes les yeux fixés sur ce bout de papier. Un hurlement primaire traversa la pièce, rebondit sur les murs et il s’effraya lui-même lorsque ce cri bestial revint à ses oreilles. Moins de 2 mois pour écrire un roman ! Et il n’avait pour l’instant que deux lignes pitoyables. On allait le virer comme un chien ! Son ami de 10 ans ! Lui faire ça ! D’abord ça veut dire quoi «puissant», « moderne » ? Il faut faire fantasmer les ménagères ! Il faut faire kiffer les jeunes ! Ils ne lisent pas les jeunes.
Il eut soudain envie de tout laisser tomber. Mais il ne pu se résigner à ce sentiment, selon lui, le plus bas et le plus vil de l’espèce humaine. Il fallait qu’il aille s’expliquer avec Patrice. Il voulait qu’on lui dise qu’il était nul peut-être, mais qu’on lui dise droit dans les yeux.
Il se rendit donc à la maison d’édition. En attendant qu’on daigne le recevoir, il croisa un collègue qui lui lança d’un ton méprisant :
– Alors Philippe, on est sur la sellette ! 
Comment pouvait-il déjà savoir ? D’un air faussement flegmatique, il s’entendit répondre :
– Ah oui! Tout le monde sait que j’ai un ultimatum alors ! Et est-ce que tout le monde sait que j’ai un futur best-seller dans mes tiroirs ? 
– Ouais c’est ça et moi j’ai écrit la bible !
Philippe, piqué au vif, l’attrapa par le col de sa chemise d’où jaillît un bouton. Il postillonna plus qu’il n’articula :
– Ecoute-moi pauvre lépreux, j’ai 230 pages sur disquette qui dorment dans un tiroir. Elles ont fait pleurer Gallimard et chialer Grasset quand j’ai refusé leur proposition. Pour un tel chef-d’œuvre j’attendais qu’on rajoute un zéro au chèque d’à-valoir qui avait déjà 5 chiffres. Tu sais compter j’espère. Alors tu comprends que la maison Brossard, il lui faudrait vendre beaucoup de petits gâteaux pour m’acheter les droits. Mais je suis prêt à faire un effort par amitié, par fidélité ou peut-être par connerie. Je te laisse le soin de le dire dans les couloirs puisque les nouvelles passent ici comme des courants d’air.
Il sortit de l’immeuble comme un acteur sort de scène après une représentation triomphale.

Deux jours après cette mémorable altercation, le téléphone sonna chez Philippe. Les bruits de couloirs avaient fait leur œuvre. Lorsqu’il décrocha, il reconnut Patrice au bout du fil. Ce dernier semblait un peu embarrassé.
– Bonjour Philippe. Il paraît que tu aurais des choses qui pourraient nous intéresser ?
Philippe jubilait. Il avait réussi son coup. Très sereinement, il répondit :
– C’est pas « il paraît »,  j’AI un roman qui intéresse beaucoup de monde.
– Pourquoi tu ne m’en as jamais parlé ?
– Parce que justement il intéresse beaucoup de monde et je voulais voir ailleurs ce qu’on me proposait.
– Tu sais que tu n’as pas le droit. On a un contrat. Tu dois publier chez nous.
– Ah oui ! s’exclama Philippe, moi je suis pieds et poings liés avec vous, mais vous vous pouvez me lâcher comme vous voulez.
– Je suis désolé mais ce sont les termes du contrat. Alors c’est quoi ce roman ?
– Un best-seller !
Philippe fut surpris d’avoir utilisé un tel mot, il ne l’aimait pas.
– Comment tu peux en être si sûr ? Tu connais les recettes des best-sellers toi ? interrogea ironiquement Patrice.
– Si tu ne me crois pas je vais voir ailleurs c’est pas un problème.
– Non, non. Excuse-moi. Alors ça parle de quoi ?
Philippe se mit à parler avec emphase, avec passion :
– C’est un grand coup de pied dans la fourmilière, ça va révolutionner le roman. Certains vont être ulcérés, scandalisés, d’autres vont jubiler, mais en tout cas, ça ne laissera pas indifférent. T’as pas peur de la polémique j’espère ? Ce roman est grandiose, sensuel, MODERNE. Il comporte plusieurs niveaux de lecture. C’est le prix Goncourt assuré et encore, je ne te parle pas des autres. Il va traverser les frontières. On va le traduire en mandarin, en hébreu, en finnois…
– Bon, n’en fait pas trop non plus, interrompit Patrice. Tu ne m’as pas dit de quoi ça parlait.
– Ah! Mais je ne te le dirais pas. Je veux que ce roman soit publié sans censure. Qu’on ne change pas une ligne, pas une virgule. Je veux l’amener moi-même sur les rotatives sans que personne ne le lise avant.
– Quoi ? s’étouffa Patrice, mais t’es malade ! Tu sais bien que c’est impossible !
– Ecoute-moi Patrice. Tu m’écoutes ?
– Oui, répondit-il en soufflant.
– Bien. J’ai chez moi une disquette sur laquelle il y a une bombe. On n’a rien fait de mieux depuis des décennies et crois-moi, je suis sincère. Si vous fourrez votre nez dedans vous allez me la désamorcer. Je sais comment ça se passe. Alors soit on édite ce livre directement sous ma supervision soit vous continuez à éditer vos romans à un euro cinquante.
– T’es devenu fou Philippe, tu…
-… Bon là tu me fais perdre mon temps. Simplement retiens bien ce titre :  Voluptés  et commence à te manger les doigts de ne pas avoir voulu l’éditer.
– Mais tu…
Philippe venait de raccrocher.
– Ecoute-moi Patrice. Tu m’écoutes ?
– Oui, répondit-il en soufflant.
– Bien. J’ai chez moi une disquette sur laquelle il y a une bombe. On n’a rien fait de mieux depuis des décennies et crois-moi, je suis sincère. Si vous fourrez votre nez dedans vous allez me la désamorcer. Je sais comment ça se passe. Alors soit on édite ce livre directement sous ma supervision soit vous continuez à éditer vos romans à un euro cinquante.
– T’es devenu fou Philippe, tu…
-… Bon là tu me fais perdre mon temps. Simplement retiens bien ce titre :  Voluptés  et commence à te manger les doigts de ne pas avoir voulu l’éditer.
– Mais tu…
Philippe venait de raccrocher.

A partir de ce jour, tout s’accéléra. La vie de Philippe devint insensée, presque irréelle.
Il semblait que le pavé jeté dans la mare avait fait plus de remous que ce qu’il aurait pu imaginer. On le harcelait au téléphone. On voulait en savoir plus, il en avait déjà trop dit. On voulait connaître l’histoire, il avait donné le titre. On voulait connaître l’auteur, il chercha un pseudonyme. En vain. Il était trop tard.

Un soir, alors qu’il rentrait chez lui, il constata que sa porte avait été forcée. Le spectacle qu’il découvrit alors lui retourna l’estomac. Tout son appartement était sans dessus-dessous. Ses disquettes jonchaient le sol. Cette histoire commençait à sérieusement l’inquiéter. Il se précipita vers son meuble d’ordinateur et ouvrit le tiroir. Elle n’y était plus. Ils avaient trouvé Voluptés.
Philippe fut pris d’un fou rire nerveux en pensant à la tête qu’allaient faire ces blaireaux. En fait, cette disquette n’avait de Voluptés que le titre. Elle ne comportait que des idées lancées pêle-mêle.
Alors qu’il rangeait tout ce foutoir, le téléphone retentit. N’ayant pas la tête à répondre, il laissa le répondeur ânonner son message. Une voix rauque beugla :
– Vous êtes un petit malin M. Geoffroy. Mais attention ça peut vous coûter cher. Il nous faut absolument le roman. Alors déposez la disquette à l’adresse qu’on vous indiquera en temps utile…
Des menaces ! Philippe se précipita sur le combiné :
– Qui êtes-vous ? cria t-il.
Mais il n’entendit que des bips intermittents. Pour la première fois, il eut vraiment peur. Ce ne pouvait pas être Brossard et sa bande. Ils n’utiliseraient pas de telles méthodes avec un ami ! Mais alors qui. Qui d’autre était au courant de ce roman ? Il y avait bien sûr les quelques maisons d’édition qu’il avait contactées par le passé, mais elles étaient réputées. Elles non plus n’utilisaient pas de telles méthodes.

Plusieurs jours passèrent pendant lesquels Philippe dormit peu et pensa beaucoup. Partout dans la presse, dans le milieu littéraire, une rumeur courait. On parlait d’un roman choc, d’un chef-d’œuvre d’esthétisme, de rhétorique et de provocation.
Philippe se sentait devenir fou. Il fallait mettre fin à cette mascarade. Le plus simple était encore d’appeler Patrice pour tout mettre à plat. Il composa son numéro.
– Passez-moi Patrice Brossard s’il vous plaît. La standardiste le fit patienter sur une musique d’Hélène Ségara.
– Patrice Brossard j’écoute.
– C’est Philippe.
– Ah ! enfin tu te décides à appeler. Tu sais que tout est réglé. La commission a accepté. Ça n’a pas été simple. Je me suis battu comme un lion.
– Non, écoute-moi Patrice…
– C’est du jamais vu tu sais. Publier un livre sans que personne ne l’ai lu…
– Patrice…
– En plus tu vas décrocher le Jackpot. Tu t’es bien débrouillé mon salaud. On a déjà réservé pour des milliers d’euros d’encarts publicitaires dans les plus grands magazines…
– Bon tu vas m’écouter, hurla Philippe hors de lui. Le roman je ne vais pas te le donner.
– Quoi ? Mais on a tout accepté je te dis !
– Oui mais je ne peux pas te le donner.
– Et pourquoi ? interrogea violemment Patrice.
– Parce qu’il n’y a pas de roman. Voluptés  n’existe pas. C’était une mauvaise blague. Un jeu débile. Je voulais te voir ramper, au moins une fois.
– Tu plaisantes ! s’étrangla Patrice.
– J’en ai l’air ? Je ne pensais pas que ça allait aller si loin. L’effraction, les menaces, toi avec ta pub. C’est dingue ! On croit rêver. Avant j’avais des romans que personne n’était capable vendre correctement, et là tout le monde parle d’un roman que je n’ai jamais écrit.
– T’as pas une ligne ? s’enquit Patrice, dépité.
– Non juste le titre. Ah si ! J’ai ça aussi : Il déposa son sac à dos et fit une pause prolongée. De toute manière, il n’arriverait plus au refuge de Montfort avant la nuit  maintenant.
– Tu te fous de ma gueule !
– J’ai ma fierté tu sais dit Philippe d’une voix tremblante, il fallait pas agir comme tu l’as fait.
Un grand silence glacial s’installa. Patrice réfléchissait. Philippe attendait la sentence, résigné.
– Tu sais ce que tu vas faire ? s’exclama soudain Patrice, maintenant que tout le marketing est en place, que le succès est annoncé, tu vas l’écrire ce best-seller.
– Mais je vais parler de quoi !
– Ecoute ça c’est ton boulot. T’es écrivain tout de même ! Ecris n’importe quoi, ce qui te passe par la tête, une histoire d’amour entre une palourde et un bigorneau schizophrène maintenant ça n’a plus d’importance, avec la simple curiosité on fait déjà 200 000 exemplaires. Après les critiques s’en mêleront et il y aura toujours des abrutis pour trouver ce bouquin génial.
– Banco ! fit Philippe. Il écrivit finalement son roman comme son titre l’indiquait : avec volupté. Ce fut un triomphe.


Essai sur le style

Le véritable talent d’un écrivain c’est de se distinguer et de se faire reconnaître grâce à un style très caractéristique, comme on reconnaît immédiatement un tableau de Van Gogh par exemple. C’est la classe ! Le graal !
Le monde de la littérature est un espace où chaque écrivain possède sa propre voix, son propre univers, et surtout, son propre style. Ce style est comme son empreinte digitale littéraire.
Physiologiquement nos empreintes digitales sont uniques, aucun effort n’est nécessaire pour les rendre inimitables (c’est purement de la génétique). Par contre pour avoir sa propre empreinte en littérature, il faut bosser ! Et bosser très dur si l’on veut sortir de la masse et se distinguer par un style propre, hors du commun, exclusif. Ce n’est pas donné à tout le monde, loin de là ! Et pourtant, c’est ce vers quoi il faudrait tendre.
Pour illustrer ce style caractéristique propre à chaque écrivain, je me suis amusé à réécrire le conte du petit chaperon rouge à la manière de… J’ai poussé l’exercice à son paroxysme, à la limite de l’absurde.
Pour rester encore plus réaliste, j’ai aussi essayé d’imiter la mise en page, la typographie, les mots en italiques etc… car cela fait aussi partie intégrante du style de l’auteur et j’ai voulu le montrer également.